L’énigme du lobby pro-israélien


par Uri Avnery

Netanyahu-Obama-et-Abbas-Washington-septembre-2010

Un des débats privés les plus intéressants et prolongés que j’ai eus dans ma vie était avec le brillant docteur Nahum Goldmann. Le sujet : initiatives de paix américaines.

C’était un débat inégal, bien sûr. Goldmann était mon aîné de 28 ans. Tandis que j’étais un simple rédacteur d’un magazine d’actualités israélien, il était une figure internationale, le Président de l’Organisation Sioniste Mondiale et le Congrès juif Mondial.

Au milieu des années 50, quand je cherchais une personnalité qui pourrait probablement s’élever contre la mainmise de David Ben-Gourion sur le cabinet du Premier Ministre, j’ai pensé à Goldmann. Il avait la stature nécessaire et était apprécié par des Sionistes modérés. Non moins important, il avait un ensemble d’opinions claires. Dès le premier jour de l’État d’Israël, il avait proposé qu’Israël devienne « une Suisse du Moyen-Orient « , neutre entre les Etats-Unis et l’Union soviétique. Pour lui, la paix avec les Arabes était absolument essentielle pour l’avenir d’Israël.

Je lui ai rendu visite dans une luxueuse suite d’un hôtel chic à Jérusalem, le Kind David hôtel. Il portait une robe de chambre en soie et quand je lui ai fait mon offre, il a répondu : « Regardez, Uri, j’aime la belle vie. Les Hôtels de luxe, la bonne chair et les belles femmes. Si je défiais Ben-Gourion, tout ceci disparaîtrait. Ses gens me saliraient comme ils vous le font. Pourquoi risquerais-je tout ce cela ? »

Nous avons aussi entamé une discussion qui n’a pris fin qu’avec sa mort, quelques 27 ans plus tard. Il était convaincu que les Etats-Unis voulaient la paix entre nous et les Arabes et qu’un effort de paix américain majeur était juste au coin de la rue. Ce n’était pas simplement un espoir abstrait. Il m’a assuré qu’il venait de rencontrer les décideurs au plus haut niveau et cet espoir venait des plus hautes autorités. Tout droit de la bouche du grand Manitou lui-même, pour ainsi dire.

Goldman était aussi un incorrigible bavard pour tout ce qui concerne les noms. Il a régulièrement rencontré la plupart des grands pontes américains, soviétiques et d’autres personnalités politiques, et ne manquait jamais de le mentionner dans sa conversation. Ainsi, étant assuré par les présidents américains en exercice, les ministres et les ambassadeurs que les Etats-Unis devaient être sur le point d’imposer la paix aux Israéliens et aux Arabes, il me disait juste : attendez. Vous verrez.

Cette croyance en une paix américaine imposée a hanté le mouvement pacifiste israélien pendant des décennies. En prévision de la prochaine visite du président Obama en Israël le mois prochain, elle est à nouveau remise au goût du jour.

Nous y voilà enfin, ce coup-ci c’est le bon. Au début de son second mandat, Barack Obama va faire taire les hésitations, les peurs et l’incompétence qui a marqué son premier mandat. L’AIPAC n’est plus en mesure de le terroriser. Un Obama nouveau, fort et résolu va émerger et cogner fort et mettre au pas tous les responsables. Les leaders seront conduits vers la paix de force.

C’est une position très typique et très pratique. Il nous libère de l’obligation de faire quoi que ce soit d’impopulaire ou d’audacieux. Il est également très rassurant. La gauche sioniste est faible et sans vie? Peut-être, mais nous avons un allié qui va faire le travail. Comme le petit enfant qui menace plus fort que lui avec son grand frère puissant derrière lui.

Cet espoir a été brisé, encore et encore et encore. Des présidents américains allaient et venaient, chacun avec son entourage de conseillers juifs, de fonctionnaires de la Maison Blanche et  du Département d’État, ainsi que d’ambassadeurs. Et rien ne s’est jamais passé.

ArafatBien sûr, des initiatives de paix américaines, il y en a eu à la pelle. Du «plan Rogers» de Nixon à la « feuille de route » de Bush, en passant par l’accord de Camp David de Carter à propos de l’autonomie palestinienne, et les « paramètres » Clinton, et bien d’autres encore, chaque plan plus convaincant que celui qui l’a précédé. Et puis vint l’administration Obama, l’homme nouveau, énergique et résolu, et qui a imposé à Benyamin Netanyahou un arrêt de l’entreprise de colonisation pendant plusieurs mois, et … eh bien, rien.

Aucune initiative de paix et aucune pastèque, comme nous disons en Hébreu (emprunté aux Arabes). Les pastèques ont une saison courte.

Lentement mais sûrement, même Goldmann a commencé à désespérer du mirage d’une intervention américaine.

Dans nos conversations, nous avons essayé de déchiffrer le code de cette énigme. Pourquoi, bon Dieu, les Américains n’ont-ils pas fait ce qui était dicté par la logique ? Pourquoi n’ont-ils pas fait pression sur notre gouvernement? Pourquoi n’ont-ils pas fait d’offre que nos dirigeants ne pouvaient pas refuser? En bref, pourquoi aucune vraie initiative de paix ?

Il ne pouvait pas être dans l’intérêt national américain de suivre une politique qui faisait d’elle un objet de haine à travers tout le monde arabe et une bonne partie du monde musulman. Les Américains n’ont pas compris qu’ils sabordaient leur clientèle dans chaque pays arabe – ce que les dirigeants de ces pays ne se lassaient pas de leur dire lors de chaque réunion?

La raison la plus évidente est la montée en puissance du lobby pro-Israël, depuis les années 50. AIPAC à lui tout seul compte aujourd’hui plus de 200 employés dans sept bureaux à travers les Etats-Unis. Presque tout le monde à Washington DC vit dans la peur mortelle de celui-ci. Le lobby peut détrôner tout sénateur ou député qui suscite sa colère. Regardez ce qui se passe en ce moment avec Chuck Hagel, qui a osé dire l’impensable: « Je suis un sénateur américain, pas un sénateur israélien »

Les deux professeurs, Mearsheimer et Walt, ont osé le dire : le lobby pro-israélien contrôle la politique américaine.

Mais cette théorie n’est pas entièrement satisfaisante. Comment peut-on considérer  l’affaire d’espionnage autour de Jonathan Pollard, qui reste en prison pour la vie, en dépit de la pression énorme qu’exerce Israël pour le libérer?

Une puissance mondiale peut-elle vraiment être poussée par un petit pays étranger et un puissant lobby national à agir pendant des décennies contre ses intérêts nationaux fondamentaux ?

Un autre facteur souvent mis en avant est le pouvoir de l’industrie de l’armement.

Quand j’étais jeune, personne n’a été plus méprisé que les Marchands de Mort. C’est du passé. Des pays – y compris Israël – sont fiers de vendre des armes aux régimes les plus ignobles.

Les États-Unis nous fournissent des quantités énormes des armes les plus sophistiquées. Il est vrai que beaucoup d’entre elles nous arrivent comme un cadeau – mais cela ne change rien à l’affaire. Les fabricants d’armes sont payés par le gouvernement américain comme s’il s’agissait de projets d’intérêt public style New Deal soutenus même avec enthousiasme (et surtout) par les républicains. Ensuite les armes sont fournies à Israël, certains pays arabes se voient obligés d’en commander des quantités énormes pour eux-mêmes, pour lesquels ils payent le prix fort. Voyez l’Arabie Saoudite.

Cette théorie, qui était autrefois très populaire, ne satisfait pas vraiment non plus. Aucune industrie n’est assez puissante pour contraindre une nation à agir contre ses propres intérêts généraux pendant un demi-siècle.

Alors il y a l’argument de  « l’Histoire Commune ». Les Etats-Unis et Israël se ressemblent tellement, n’est-ce pas? Ils ont tous deux déplacé un autre peuple, et vivent  dans le déni. Y a-t-il beaucoup de différence entre la Naqba des amérindiens et la Naqba des palestiniens? Entre les pionniers américains et sionistes qui ont pris racines dans le désert et construit une nouvelle nation? Tous deux, ne se basent-ils pas sur le même Ancien Testament, croyant que Dieu leur a donné leur terre (qu’ils croient en Dieu ou pas) ?

occupation-de-la-PalestineNos colons, qui sont en train de créer un nouveau « Far East » dans les territoires occupés, n’imitent-ils pas le « Far West » des films américains? Il y a quelques jours, la télévision israélienne a montré un certain Avri Ran, qui se déclare «souverain» de la Cisjordanie, terrorisant tant les Palestiniens que les colons, s’accaparant des terres, sans tenir compte de ceux à qui elles appartiennent, disant à l’armée où aller et quoi faire, méprisant ouvertement  les gouvernements d’Israël et de tous les autres pays, et devenant multimillionnaire dans la foulée. Le meilleur du Hollywood.

Mais tout ceci s’applique également à l’Australie (avec qui nous sommes en froid en ce moment), le Canada, la Nouvelle-Zélande et les pays d’Amérique du Sud. Pourtant, nous n’avons pas ce genre de relation avec eux.

Noam Chomsky, le brillant linguiste, a une autre réponse: Israël est juste un laquais de l’impérialisme américain, au service de ses intérêts dans cette région. Une sorte de porte-avions insubmersible. Je ne le vois pas tout à fait de cette façon. Israël n’a pas été impliqué dans l’action américaine en Irak, par exemple. Si le chien américain remue la queue israélienne, tout aussi sûrement, la queue remue le chien.

Ni Goldmann ni moi n’avons trouvé une réponse satisfaisante à cette énigme.

Huit mois avant sa mort, j’ai reçu de lui, une lettre surprenante, tout à fait inattendue. Rédigé en allemand (que nous n’avons jamais parlé) sur du papier en-tête personnalisé, c’était une sorte d’excuse: j’avais eu raison depuis le début, nous ne devions attendre aucune  initiative de paix des Etats-Unis, nous n’en connaîtrons jamais la raison.

La lettre est datée du 30 Janvier 1982, cinq mois avant la sanglante invasion d’Ariel Sharon au Liban, invasion approuvée à l’avance par Alexander Haig, alors secrétaire d’État, et sans doute aussi par le Président Reagan.

La lettre était une réponse à un article que j’avais écrit quelques jours auparavant dans le magazine que j’avais édité, Haolam Hazeh, dans lequel je demandais: «Les Américains veulent-ils vraiment la paix? »

Goldmann disait dans la lettre: « Moi aussi, je me suis déjà posé cette question. Quoiqu’il ne faille pas sous-estimer le manque de sagesse diplomatique des décideurs de politique étrangère américains … Je pourrais écrire tout un livre prouvant que l’Amérique veut vraiment la paix, et un autre livre montrant qu’ils ne veulent pas la paix.  »

Il a mentionné la crainte de l’Amérique d’une pénétration soviétique au Moyen-Orient et sa conviction que la paix est impossible sans la participation russe. Il a aussi révélé qu’un diplomate russe lui avait dit qu’il y avait eu un accord américano-russe pour convoquer une conférence de paix à Genève, mais que Moshe Dayan avait fait appel aux Juifs américains pour la saboter. Les russes étaient très en colère.

En lâchant des noms au passage, il a résumé : « Sans être tout à fait sûr, je dirais à l’heure actuelle qu’il y a une combinaison d’incompétence diplomatique américaine d’une part, une crainte d’impliquer la Russie dans une paix d’autre part, ajoutée à la peur intérieure du lobby pro-israélien, (qui inclut) non seulement les Juifs, mais aussi (des non-juifs) comme le Sénateur (Henry  « Scoop ») Jackson et d’autres. Tous ces points semblent être les raisons de l’absence totale de compréhension et de résultats de la politique américaine du Moyen-Orient, dont Israël payera lourdement le prix plus tard. »

Hormis pour le déclin de l’influence russe, chaque mot est valable aujourd’hui, 31 ans plus tard, à la veille de la visite d’Obama.

800px-mur_separation_jerusalem_est1De nouveau beaucoup d’Israéliens et de Palestiniens espèrent une initiative de paix américaine, qui exercera une pression des deux côtés. De nouveau le Président nie une telle intention. De nouveau les résultats de la visite seront probablement la déception et le désespoir.

Pour l’heure, il n’y a aucune pastèque sur le marché. Ni une véritable initiative de paix américaine.

Traduit par Avic

Uri Avnery est un écrivain israélien et militant pour la paix avec Gush Shalom.

Source :   http://www.counterpunch.org/2013/02/22/the-riddle-of-the-israel-lobby/

Une réflexion sur « L’énigme du lobby pro-israélien »

  1. Il n’a rien compris, ce brave Uri. Il a simplement mis les lunettes roses des militants de gauche qui pensent qu’il faut céder des terres contre la Paix. Seule une nouvelle diaspora satisferait l’AP. Durant 2000 ans, personne n’a revendiqué d’Etat palestinien. Seule la souveraineté juive dérange le monde musulman dans cette partie du monde. Si cela n’était pas vrai, la Jordanie devrait aussi être déclarée « Puissance d’occupation ». Mais il est vrai qu’elle est arabe…

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