Le mystère Erdogan.


Erdogan-ObamaDe tous les dirigeants du monde actuel,  le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdoğan est certainement  le plus déroutant et le plus imprévisible.

Le monde entier se souvient de sa sortie  au forum de Davos en 2009, devant  un auditoire et un Shimon Perez éberlués. Il endossait ce jour-là le costume d’un des plus grands, sinon le plus grand défenseur de la cause Palestinienne. Les relations entre la Turquie et Israël, savamment tissées au cours des années et  alors à leur apogée, se détériorèrent brutalement, et continuèrent à se dégrader au point d’en être aujourd’hui au point zéro. Du jour au lendemain, il devint le héros du monde musulman. Il fut perçu comme celui qui, peut-être, délivrera les palestiniens et brisera enfin le blocus de Gaza. Les éloges et les superlatifs n’en finissaient pas. Pour certains c’était le nouveau Nasser, pour d’autres la réincarnation de Saladin. Comme on pouvait s’y attendre, l’axe de la résistance ne fut pas en reste. Le secrétaire général du Hezbollah lui-même, Hassan Nasrallah alla jusqu’à lier les qualités morales du nouveau chevalier à son prénom, Tayyip, qui veut dire : généreux.

Un front pro-palestinien solide se dessinait : L’Iran, la Syrie et la Turquie. Les discours des uns et des autres laissaient entendre une alliance indéfectible. N’étaient-ils pas voisins ? N’avaient-ils pas des intérêts économiques interconnectés et vitaux pour leurs pays respectifs ? La lune de miel fut telle que tous les accords qui pouvaient être signés le furent. La frontière turco-syrienne devint même quelque chose de presque virtuel. Les observateurs extérieurs commençaient à redessiner la nouvelle configuration géopolitique du Moyen Orient. On entendit beaucoup de choses : renouveau de l’empire ottoman, politique réussie du zéro problème, redistribution des cartes tant régionales que mondiales, etc…

Puis il y eut l’attaque de la Flottille pour Gaza par un commando israélien et l’abordage du navire Mavi Marmara où 9 turcs trouvèrent la mort. Bien sûr, Erdogan tonna, condamna, menaça, exigea des excuses qui n’arrivèrent jamais. Les relations entre Israël et la Turquie, qui étaient déjà mal en point devinrent carrément exécrables. Tout le monde retenait son souffle. Qu’allait faire le nouveau héros du Proche-Orient ? La grande explication avec Israël était-elle enfin arrivée ? Qu’allait-il se passer ?

Rien ne se passa. Erdogan descendit de quelques marches de son piédestal. Dans le monde musulman encore plus qu’ailleurs. Quoi ? Tous ces rugissements n’étaient que des miaulements ? Ces colères indignées n’étaient que de l’esbroufe ? Toutes ces paroles , tous ces discours, du vent ? Autant de questions qui restèrent sans réponses. Il y avait bien quelques pistes : le poids des alliances avec certains états amis d’Israël, son désir d’Europe, son appartenance à l’OTAN, etc.  Mais l’aura était ternie.

Ensuite il y eut la guerre de la Libye, dont tout le monde musulman savait que c’était une agression délibérée, et que toutes les raisons avancées pour la justifier n’étaient que prétextes. Le positionnement turc, détériora encore plus son image. Même membre de l’OTAN, on ne comprenait pas pourquoi la Turquie prenait fait et cause pour des agresseurs dont les objectifs semblaient pourtant évidents. Ce n’était que le début. L’Histoire s’accélérant, ce fut le tour de la Syrie. Et là, brusquement, Erdogan se mit en œuvre de dévoiler les multiples facettes de son personnage. D’abord, apaisant et conciliateur, puis hostile et partisan, et enfin franchement belliqueux, hargneux, voulant en découdre coûte que coûte avec son ami et allié d’il y a peu. Ce comportement incompréhensible était d’autant plus effarant qu’il était prêt à mettre tous ses anciens alliés orientaux dans le même sac. Pour l’observateur extérieur il y avait de quoi en perdre son latin. Aucun des critères d’analyse habituels  ne pouvait aider à comprendre ces volte-face.

Certaines questions ne trouvent pas de réponses. Par exemple : que peut gagner Erdogan si Bachar El Assad s’en va ? Ou plutôt, que gagnera-t-il de plus que ce qu’il avait déjà avec son ami Assad ? Rien, il avait déjà tout. En matière de gaz, pétrole, projets de pipe-lines, et même de position hégémonique, il avait le maximum que l’on peut obtenir d’un pays voisin, à moins de l’annexer purement et simplement.  Sur ce plan, la chute de Assad ne peut qu’être néfaste à la Turquie, dans la mesure où il faudra alors redéfinir le partage des influences, qui devra compter avec le Qatar et l’Arabie Saoudite, pour ne parler que de ces deux-là. Les motivations directes de Erdogan ne se situent donc pas là.

La question religieuse, alors ? Puisqu’aujourd’hui, elle est omniprésente dans toute analyse géopolitique, dans le monde islamique en particulier. Cet Islam, devenu une obsession pour le monde occidental en ce 21ème siècle, y est en effet, perçu comme cause et finalité en tout. Comment peut-il en être autrement, dans un monde ou l’occident n’y comprend toujours rien et où les musulmans eux-mêmes se perdent au milieu de toutes ces tendances et tous ces rites ? Mais jouons le jeu et  cherchons de ce côté. On sait que l’AKP, le parti de Erdogan,  a une approche politique voisine de celle des Frères Musulmans d’Egypte.  De là à voir une certaine solidarité dans leur vision du futur de la région, il n’y a qu’un pas que beaucoup ont franchi, notamment  en Syrie, où une des principales forces de l’opposition est justement constituée de Frères Musulmans. Est-ce pour les soutenir que Erdogan s’est engagé dans la voie du conflit ? Si certains pensent que ce facteur n’est pas à négliger, ce serait cependant trop réducteur. Dans ce patchwork qu’est l’opposition syrienne, il y a entre autres, des salafistes, des wahabites, qui constituent chacun une mouvance structurée autour d’une entité politique, le Qatar pour le premier, l’Arabie Saoudite pour le second. Il s’agit donc d’une coalition hétéroclite avec, en son sein différentes tendances dont les deux seuls points communs sont, d’une part, l’Islam, et, de l’autre, le désir de s’accaparer la Syrie. A moins de croire en l’existence d’un chef religieux occulte, caché quelque part et veillant à la cohésion de cet ensemble disparate, aux intérêts si divergeant, je ne leur vois aucune possibilité de projet commun. La question religieuse n’entre pas en ligne de compte, non plus.

Le mystère Erdogan trouverait donc sa source ailleurs. En Occident plus précisément.

Rejetée par l’Europe, non encore intégrée parmi les pays d’Orient, la Turquie se cherche, non pas des amis – l’amitié n’existe pas entre états – mais des pays frères. La fraternité entre états, c’est comme la fraternité chez les hommes : c’est grandir dans la même maison. Même langue ou bases de langage et d’écriture, mêmes bases culturelles et  mêmes valeurs souvent issues d’une religion commune. Dans les rapports turco-européens, on ne retrouve aucun de ces critères.  Du côté de ses voisins orientaux, en revanche,  la Turquie a en commun la religion. Mais c’est tout. Le peu de points communs qui existait avec le monde arabe fut balayé par l’occidentalisation à marche forcée initiée par Mustafa Kemal Atatürk. A cheval sur deux mondes, la Turquie n’appartient ni à l’un ni à l’autre. Situation paradoxale, car, par son Histoire, de l’antiquité grecque à nos jours, non seulement  elle fit partie des deux continents, mais elle y joua un rôle prééminent et y laissa une empreinte indélébile.

A la chute de l’empire ottoman, la Turquie semblait avoir rompu avec son passé impérial. Mais comme ces amputés qui ressentent toujours la présence de leur membre fantôme,  elle gardait encore en mémoire ses anciennes possessions. Elle lorgnait avec envie ses jambes fantômes, plus la jambe européenne que celle du monde arabe. D’où cette obstination à faire partie de l’Europe coûte que coûte, quitte à tout bouleverser : ses mœurs, ses us et coutumes, sa législation, etc. Tout est fait pour attirer le regard bienveillant et fraternel de l’Europe. Ce regard ne vient toujours pas. Encouragée par son adhésion au Conseil européen en 1950 et à l’OTAN en 1952, elle attend avec espoir, mais en vain son acceptation au sein de l’Union Européenne. Voilà donc la Turquie alliée à une Europe qui ne veut pas d’elle, mais qui a besoin de son espace et de sa position stratégique. Son statut de membre de l’OTAN fait d’elle un des éléments clés de la politique occidentale dans cette région et au-delà. On se rappelle son rôle dans la crise des missiles de Cuba en 1962, crise qui faillit déclencher la 3ème guerre mondiale. On a appris, beaucoup plus tard, que le conflit a été évité grâce à un accord selon lequel les soviétiques se retireraient de Cuba contre le démantèlement des missiles Jupiter présents sur le sol turc. L’URSS a disparu, mais la situation stratégique de la Turquie n’a pas changé. Bien au contraire. Les enjeux se sont multipliés et les appétits de l’occident se sont d’autant plus aiguisés que la résistance était faible. Dès lors, on comprend que la Turquie n’appartient plus aux turcs. Idem pour les autres pays de l’OTAN. Du plus grand au plus petit, aucun des états membres de cette organisation n’appartient plus à son peuple. Ils font tous partie d’un système. Qui gouverne tout cela ? Personne, sans doute, car c’est un système. Comme tout système, il fonctionne avec ses propres règles. Une seule chose est sûre : tout ce qui est en son sein lui appartient, est son esclave, y compris tous ceux qui se trouvent tout en haut de la hiérarchie et qui croient le manipuler parce qu’ils ont accès à quelques-uns des leviers de son fonctionnement. Erdogan, en bon serviteur, fait ce que le système attend de lui. Obéir ou être broyé. C’est la seule alternative. Il est étrange de constater que ses logiques de comportement sont exactement les mêmes que celles de Sarkozy, de Hollande,  de Cameron, de Obama et de tous les autres. Quand ils prennent leurs décisions, ce ne sont pas eux, en tant qu’humains, que nous voyons. C’est le système que nous voyons à travers eux.

Finalement, il n’y a pas de mystère Erdogan. C’est un Hollande ou un Obama turc, ou n’importe qui parmi les autres, au point qu’ils seraient interchangeables. Malheureusement, les peuples l’ignoreront encore longtemps.

Avic

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